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Quand Robert Giraud faisait chanter Fréhel

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Cette mise à jour est dédiée à Guy Darol qui sait pourquoi ! (et à Nisaba, qui sait aussi pourquoi !)

Cela n’aurait duré que trois mois. Le trimestre estival de 1950. En février 1951, Fréhel (et ici) disparaît. Pendant ce quart d’année Robert Giraud et son complice Pierre Mérindol, vivants comme jamais, heureux de savourer chaque heure de ce Paris redevenu lui-même, avaient osé ce que seule la jeunesse ose : demander à Fréhel, la grande Fréhel, de remonter sur scène. Quand Piaf chantait "moi j’essuie les verres au fond du café" (Les amants d’un jour), au paradis il y avait toujours un ouvrier pour lui crier "Maintenant t'es contente ! t’as épousé l’patron !" Rien de tel avec Fréhel qui épousa, elle, la misère, la déchéance, la coco et la bibine.
Grâce à Bob et à Mérindol, le peuple parisien vint saluer une dernière fois celle qui incarnera pour toujours la face sombre et nostalgique de Paris. Hum, pas très fun, tout ça !A cette époque, Bob travaille comme factotum chez Romi. Non loin de là, son copain Pierre Mérindol tient à peu près le même emploi à la galerie Pierre Loeb située à l’angle de la rue de Seine et de la rue des Beaux-arts. Pierre Mérindol qui deviendra grand reporter au Progrès de Lyon fut le premier grand compagnon des dérives nocturnes de Bob. Mais c’est une autre histoire que je vous conterai une autre fois.

Dans leur biographie de Fréhel (Belfond, 1990), Nicole et Alain Lacombe consacrent un long passage à Robert Giraud et Pierre Mérindol. Ce dernier se souvient de cette période : "Avec Bob, nous avions au moins deux choses en commun : les heures que nous passions chez Fraysse, un café-tabac équidistant des deux galeries, et notre envie de nous lancer dans la brocante. Ce qui ne nous empêchait pas de fréquenter avec une belle assiduité, au cœur de la nuit, les bistrots des Halles. La musique nous accompagnait. Nous connaissions toutes les rengaines. Bien sûr, nous étions des inconditionnels de Damia, de Fréhel.

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Il n’est pas exagéré de dire que ces chansons que nous écoutions nous aidaient à vivre. Mais notre hantise était de monter une affaire, une superbe affaire. Pour aller aux puces de la porte Dorée ou de la Porte des Lilas, avec notre charrette, nous passions devant le Tabou et pas très loin des Deux Magots. Nous tirions notre charrette le plus lentement possible, comme si nous voulions nous imprégner de tout ce qui se passait dans les rues que nous empruntions. Les amitiés d’alors voulaient dire beaucoup. Bob et moi avions déjà eu l’occasion de nous croiser dans les péripéties de la Résistance, entre Vercors et Limousin.

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A la Libération, Bob et moi devînmes des habitués de la rue Mouffetard et de son marché aux puces. Giraud a merveilleusement décrit notre vie dans le Vin des rues. Je ne puis oublier aussi Robert Doisneau. Ce grand photographe qui nous aidait à voir les choses de la rue. Nous avions nos habitudes dans un bistrot qui s’appelait les Quatre sergents de la Rochelle…"

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L'intérieur des Quatre sergents de la Rochelle, et son patron, par Robert Doisneau (remerciements à Mmes Doisneau et Deroudille)

Le patron des Quatre sergents s’appelait Olivier Boucharain. Pierre Mérindol poursuit : "Il nous encourageait à chanter, à avoir des idées, et dans le vacarme des nouvelles modes, à avoir le courage de nos goûts. Je connaissais toutes les paroles des chansons de Bruant , de Montéhus ou du Lyonnais Pierre Dupont. Il n’y avait qu’un problème : je chantais faux. Je n’avais pas trop honte dans la mesure où mes prestations amusaient plutôt le maigre public. A partir de ces quelques péripéties, l’idée de monter une affaire à nous devint une priorité. En traînant dans le quartier, on a découvert qu’il existait rue Cardinal-Lemoine un bistrot tenu par un ancien truand de la bande à Pierrot le fou . Du moins la rumeur le disait. En tout cas ce Joe Stenman était un gars estimable.
- Vous n’avez pas vu l’arrière-boutique !
"Nous découvrîmes alors, derrière la grande salle, un merveilleux bal musette resté en état. Style 1880 avec des tables peintes en rouge. Et comme dans la tradition l’estrade où se réfugiaient les musiciens était sous cadenas.
- Depuis le temps que vous faites du boucan dans le quartier, vous pouvez peut-être monter un truc avec nous !
"C’est ainsi que débuta notre carrière d’animateurs de cabaret. Pour attirer le client, il nous fallait ce que l’on trouvait de mieux dans le domaine. Aussi, un jour, nous avons décidé d’aller voir la môme Fréhel. Je dis la Môme, mais nous lui avons donné du Madame..."

Dans une interview réalisée par Marc Villard en 1996, quelques mois avant la disparition de Bob, celui-ci revient sur sa rencontre avec Fréhel et semble du même coup renouer le fil de la conversation, à quelques années de distance, avec son ami Mérindol. Bref, tout concorde :"Fréhel habitait l’hôtel Saint-Georges et avait fait un gala aux Bouffes du Nord avec Damia. En lever de rideau, il y avait une troupe de travestis, on peut pas imaginer plus minable, des faux seins, tout ça. A la fin du spectacle, ils enlevaient leur perruque et ils étaient chauves. C’était ahurissant. Puis Damia arrivait, en grande dame, les bras avec des gants jusqu’aux épaules. A l’époque, je fréquentais beaucoup un bal musette, « les Escarpes, à Mouffetard. Les tables peintes en rouge et scellées au sol. Le commerce marchait pas fort. Alors on s’est dit, faudrait réanimer par ici. Et pourquoi pas faire venir Fréhel ? On a été chercher Fréhel, elle était ivre, elle pouvait pas parler. On est revenu un autre jour et elle a accepté de venir chanter aux Escarpes. C’était à la fin de sa vie."

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Michel Ragon, dans ses souvenirs (D’une berge à l’autre. Albin Michel, 1997), se souvient : "La Fréhel que retrouva Giraud était une épave, une vraie clocharde, qui n’avait pas perdu se voix de parigote. Il réussit à intéresser un bistrot rue Mouffetard qui disposait d’une grande arrière-salle et Fréhel y redevint, pour quelques mois, une étoile. Etoile d’abord des marginaux de la Mouffe, puis la nouvelle se répandit de la réapparition de ce fantôme. Les marginaux furent peu à peu repoussés par le public habituel des boîtes de nuit. Etrange music-hall que Bob affréta pour Fréhel, où il ressuscita l’ambiance des bastringues de la rue de Lappe. On s’entassait à tel point que même le comptoir servait de siège. Fréhel, courte sur pattes et énorme, immédiatement reconnaissable à sa célèbre frange, se frayait brutalement un passage. Puis juchée sur une estrade improvisée avec des casiers à bouteilles, elle se campait, mais aux hanches, et entonnait d’une voix sourde, qui peu à peu s’amplifiait, une voix rouillée de vieille pocharde, l’émouvante chanson de Pépé le Moko."

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D’autres assistèrent à ce retour, comme Monique Morelli dont le premier disque sera d’ailleurs un hommage à Fréhel. «Mon copain Jacques Lagrange, se rappelle Bob dans l’interview de Marc Villard, venait tous les soirs et apportait un bouquet de lilas blanc à Fréhel. C’était émouvant."

Toutefois, si la présence de Fréhel constitue une attraction de choix, elle n’est pas la seule : " A l’époque, explique Pierre Mérindol à Nicole et Alain Lacombe, certains quartiers de Paris avaient vu arriver une curieuse colonie. Les bagnards de Cayenne avaient été rapatriés dans la capitale. Ils ne mirent pas beaucoup de temps à découvrir la rue Mouffetard. Ces "vieux crocodiles" n’étaient pas farouches. Sans beaucoup de préliminaires, nous avons tout su d’eux. En fréquentant ces survivants de l’impossible, nous nous sommes découverts une âme de journalistes. Rien à voir avec les informations officielles. Nous traquions les récits particuliers, et les anecdotes les plus bizarres. Mais on nous connaissait plus dans les bars que dans les salles de rédaction. Après avoir écouté tous ces bagnards nous est venue une idée un peu folle : l’organisation d’un bal pour faux-tatoués, jugés par un jury de vrais tatoués. Il y avait là des gens qui avaient connu le docteur Bougrat, lui-même jadis proche de Dreyfus. Sans trop réfléchir on s’était dit que Fréhel devait présider ces fêtes."

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Ce que confirme un article signé Jean Le Conte paru dans Qui détective : "…Non loin de la maison où vécut Descartes et presque à l’ombre de Polytechnique, c’est un petit bal de quartier à l’enseigne familiale et à la devanture rassurante…Il fallut qu’à sa porte, je rencontrasse notre bon photographe Pevsner [celui-ci, ainsi que Robert Doisneau, illustrera ce reportage] , le rolleiflex en bandoulière, pour apprendre que, ce soir-là, s’y était donné rendez-vous l’aristocratie des tatoués…Mais à côté de ces tatoués authentiques, les autres étaient ce qu’on appelle en argot de théâtre : des "frimants". A l’exception du serveur qui portait en grosses lettres sur le front : n’oubliez pas le garçon, merci, c’étaient pour la plupart des dames qui, sur leurs cuisses charnues, leurs biceps dodus ou leur dos satiné, portaient des inscriptions charmantes et éphémères… L’entrain endiablé de Fréhel, la voix prenante de Mme Jo Vanna et la présence de M. Georges Ravon, représentant un de nos plus aristocratiques quotidiens du matin, montraient assez que, que pour être parmi les tatoués, on restait tout de même dans le beau monde."

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Une des photos signées Pevsner illustrant l'article de Jean Le Conte paru dans Qui détective n°211 du 17 juillet 1950

Jacques Delarue, co-auteur avec Bob des Tatouages du milieu, livre qui paraîtra cette même année 1950 aux Editions de la Roulotte (réédition Les oiseaux de Minerve, 1999), se souvient aussi de cette époque: « Il y avait une nuit des tatoués qui se passait dans un bistrot et c’est à qui aurait le plus beau tatouage. A l’époque il n’y avait que des voyous ou des gens qui sont passés dans la prison, les bat’d’af’, la légion, bref dans de drôles d’endroits. Il y avait ça et dans le même bistrot il me semble, en haut de la Montagne Sainte-Geneviève, vers la rue de la Contrescarpe, Fréhel qui était à la fin de sa carrière venait chanter-là. Et Mérindol avait réussi à acheter pour pas cher, ça ne valait pas plus d’ailleurs, une voiture dont il ne restait pratiquement que le châssis. Il y avait un capot sur le moteur et puis il y avait deux fauteuils devant et derrière, et plus de carrosserie ! Il allait chercher Fréhel et il la ramenait là-dessus. J’y suis monté ainsi que Bob. Et Fréhel disait « ah ! j’l’aime bien ta bagnole, au moins on a de l’air !"

Pierre Mérindol : "Dans notre rade, certains soirs, les clients ne se bousculaient pas et nous n’avions pas les moyens de régler le cachet de Fréhel : 3000 francs anciens par spectacle.
- ça fait rien, disait-elle ! Allez, Minet vert, on va faire un petit cochon."
Et Bob de conclure : "Le cochon était un jeu débile : trois dés, un as qui sortait et tu dessinais un morceau du corps du cochon puis, après, il fallait effacer le cochon de la même façon. Celui qui gagnait buvait gratis." (interview avec Marc Villard).

Puis : "Avec la chance qui favorise souvent les essais d’un débutant, je remportai la partie de mon initiation. Fréhel n’aimait ni perdre ni les sortir. Elle le montra et, inconditionnelle du champagne, réclama de la limonade qui, bien qu’abhorrée, avait l’avantage d’être bon marché. Sur le champs, la baraka me quitta à son avantage et je n’ai plus compté les coupes qu’elle but à ma santé." (Les Lumières du zinc, le Dilettante).

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